Syrie : « La vie réelle plus forte que le désespoir »
Entretien avec Vincent de Beaucoudrey, s.j., directeur de JRS Syrie

Le lundi 10 novembre, le président syrien par intérim Ahmed al-Charaa a été reçu à la Maison Blanche. Quelques jour auparavant, le Conseil de sécurité de l’ONU avait annoncé la levée des sanctions internationales à l’encontre du chef de l’État syrien, saluant l’engagement des autorités à « lutter contre le terrorisme, y compris les combattants terroristes étrangers ». La réintégration de la Syrie dans le concert des nations semble indiquer une paix en marche. Et pourtant régulièrement, des événements – massacres et affrontements – viennent indiquer la fragilité et l’inflammabilité de la situation. Et si de nombreux Syriens qui avaient fui le pays sont rentrés, le quotidien de la population reste largement dominé par la pauvreté. Sur place, JRS Syrie continue d’accompagner les personnes les plus vulnérables. Son directeur est français, jésuite, il s’appelle Vincent de Beaucoudrey. 

Anne Kerléo, journaliste et membre du Conseil d’administration de JRS France, a recueilli son témoignage.

Peut-on parler d’un retour de la paix en Syrie ?

Le pays n’est pas en paix. Dans le mois d’octobre, on a fermé sur une journée nos projets à Alep parce que les armes de guerre étaient sorties. Dans les six derniers mois, on a eu deux fois des armes de guerre au pied de notre maison à Jaramana dans la banlieue de Damas. Israël a des intentions qui ne sont pas complètement claires ; le cessez-le-feu au nord avec les Kurdes n’est pas stable. Donc dire que la paix est là, ce n’est pas vrai. En revanche, il est vrai que lorsqu’on évoque la guerre en Syrie, on pense surtout à la période de combats intenses entre 2011 et 2017. On est dans le fonds du puits d’une crise qui ne s’arrête pas et dont on est loin d’être sorti. C’est pourquoi on a besoin qu’on parle de nous et on a besoin de soutien. On a peur que ce soit la guerre demain, mais je ne dirais pas qu’on est en guerre aujourd’hui.

Concrètement pour la population qu’est-ce qui a changé au cours des derniers mois ?
  • d’abord, une liberté de parole
  • la fin de la conscription militaire qui était un des moteurs puissants de l’émigration et qui était compliquée parce que le service militaire durait jusqu’à 9 années, avec des limites qui n’étaient pas claires
  • l’ouverture des frontières : on voit des étrangers arriver, les voitures neuves – les voitures les plus récentes en Syrie étaient de 2010 et, aujourd’hui, on voit des choses plus récentes, le commerce bouge…

Mais tout cela ne doit pas faire oublier le massacre sur la côte en février, les massacres dans le sud qui ont commencé en juillet et qui ne sont pas finis, les attentats…. Il y a plein de choses qui ont changé assez positivement mais il y a beaucoup de Syriens – notamment des minorités (alaouites, kurdes, druzes, chrétiens et d’autres plus petites comme les ismaéliens) mais pas que – qui sont plus angoissées pour le futur que capables de voir les choses qui ont changé positivement.

Qu’en est-il de la situation matérielle quotidienne des gens ?

On était tombé très, très, très bas. Par exemple, les salaires des fonctionnaires, juste avant la libération, c’était 20 dollars par mois et le coût de la vie pour une famille, c’est 200 dollars. La situation s’est améliorée, mais les gens ne sont pas capables de vivre de leur travail. Donc ça ne va toujours pas bien. Pour l’électricité, on est passé de 3 heures à 4 et demie par jour. Donc ça va mieux, mais c’est quand même un pays dans lequel il fait froid en hiver et on a une menace : le gouvernement a annoncé la libéralisation des prix de l’électricité qui va probablement provoquer une multiplication par 100 ou 200 du prix de l’électricité, ce qui fait que les gens ne vont plus pouvoir se fournir en électricité pendant les quelques heures où il y en a. Il y a des améliorations mais qui ne permettent pas d’arriver à un seuil d’une vie décente pour la plupart des Syriens.

Dans quelles zones de la Syrie intervient JRS et auprès de quelles populations ?

Les déplacements en Syrie sont une énorme question : si on met bout à bout les gens qui se sont déplacés en 2012 et qui sont rentrés en 2014, les gens qui sont partis à l’étranger, les gens qui sont partis à l’étranger et revenus, les gens qui ont changé de région, les gens qui ont changé de région et sont revenus… Si on met toutes ces personnes bout à bout, c’est certainement plus d’un tiers de la population totale et même probablement la moitié qui est concernée. Aujourd’hui, il y a environ un million de personnes qui sont rentrées de l’étranger et probablement un million de personnes déplacées à l’intérieur de la Syrie qui sont revenues dans leur zone d’origine ou qui ont changé de zone, tout ça dans les derniers mois.

Beaucoup de personnes déplacées ont-elles pu rentrer chez elles ?

Nous sommes vraiment une organisation locale : nous sommes présents dans les zones où les jésuites étaient là, avec une sensibilité aux déplacements et aux fragilités, aux vulnérabilités des uns et des autres. JRS agit dans 4 villes : à Alep, à Homs, dans la banlieue de Damas à Jaramana et dans la montagne avec les Alaouites, parce que c’était une région où les chrétiens s’étaient réfugiés. Dans ces endroits, notre ligne est de servir les plus vulnérables, des familles. Alors que la Syrie avait un niveau d’éducation assez bon jusqu’en 2010, presque les 3/4 des mères des enfants de notre projet éducatif n’ont jamais mis les pieds au lycée. Globalement, les minorités s’en sortent plutôt mieux pour des raisons de bagage culturel et économique, donc on n’accompagne pas tant que ça les minorités. On est plutôt un service de l’église pour tous, avec une sensibilité aux plus fragiles.

Quels sont vos programmes ?

JRS déploie 3 programmes :

  • un programme éducatif qui est un « après école » : les enfants viennent après ou avant l’école (selon qu’ils y vont le matin ou l’après-midi) pour avancer dans leur processus d’apprentissage, sachant que les écoles sont surchargées et que le système scolaire n’est pas très au point. Ils en profitent pour manger ensemble et avoir toute une part de vie commune et recevoir aussi du soutien psycho-social.
  • un projet de cohésion sociale : il s’agit de petits centres sociaux dans les 3 grandes villes, dans lesquels les gens viennent avec des besoins individuels (« j’ai envie d’apprendre à lire », « je ne m’en sors pas avec mes enfants », « j’ai besoin de soutien psychologique », etc). Mais à chaque fois la réponse vient dans un groupe qui mélange des personnes différentes. Donc on n’espère pas seulement les aider dans leur besoins individuels mais aussi faire en sorte que l’on réapprenne à vivre ensemble en Syrie et à construire une communauté locale avec des différences parfois fortes. À Alep, on est dans un lieu qui a été très marqué par l’extrémisme. À Homs, c’est un lieu marqué par la cohabitation entre des chrétiens, des alaouites et sunnites dans la même zone. À Jalamana, dans la banlieue de Damas, on est dans un lieu qui a accueilli les déplacements de toute la Syrie pendant la guerre et qui est devenu une ville très grande et très dense, avec toutes ces histoires qui se rencontrent et qui, parfois, se heurtent dans un même immeuble ou dans une même rue qui fait un mètre de large.
  • notre troisième projet, seulement à Alep : un projet de santé avec trois petites cliniques, avec du soutien psycho-social et de l’éducation à la santé
Qui sont les personnes qui travaillent au sein de JRS Syrie ?

Je suis le seul étranger sur une équipe de 320 personnes. Le plus gros groupe est celui des tuteurs qui accompagnent les enfants, puis il y a tous les facilitateurs dans les centres sociaux et pour le soutien psycho-social, les médecins ainsi que toutes les fonctions support (accueil, ménage, cuisine, comptabilité, etc).

Qu’est-ce qui les anime ? C’est un travail comme un autre ou y a-t-il pour eux à JRS quelque chose de spécifique ?

Les gens restent, donc je crois qu’il y a quelque chose de spécifique, quelque chose qui n’est pas toujours facile à définir parce que la situation globale du pays est quand même compliquée. Beaucoup de gens cherchent du travail. Évidemment, c’est important pour nous de leur donner un salaire qui leur permette de vivre dignement. Mais je crois qu’il y a quand même globalement un vrai sens de comment on se soutient les uns les autres dans les moments de difficultés. Le JRS est vraiment né comme cela, avec des bénévoles (au début ils étaient tous bénévoles) pour se soutenir les uns les autres. Aujourd’hui, c’est plus une attention à « où sont les fragilités » qui habite les uns et les autres.

Qu’est-ce qui vous fait tenir face à tout cela, poursuivre ? Vous pourriez avoir envie de partir…

Une grosse partie des personnes avec qui je travaille viennent des minorités et leurs espoirs aujourd’hui sont assez faibles. Lors de l’attentat de Mar Elias en juin, 5 membres de nos équipes ont perdu de la famille. Il y a 3 jours, l’oncle d’une personne de notre équipe a été kidnappé et tué. Donc, pour beaucoup de monde, ce n’est pas facile d’avoir de l’espoir aujourd’hui. Il y a une forme d’inquiétude et il y a encore plein de gens qui rêvent de partir, de quitter la Syrie : si aujourd’hui, un pays ouvrait et donnait des visas un peu plus facilement, il y aurait des départs massifs.

Il y a quand même des gens qui espèrent qu’on puisse se réconcilier, qu’on puisse sortir de ces 50 années de dictature. Il y a de la part du nouveau gouvernement des signes qui disent qu’on pourrait faire cela et puis il y a aussi des choses plus inquiétantes qui font que les gens ont peur d’y croire encore et d’être encore déçus. Côté positif, le gouvernement est pluraliste, il y a des dénominations de gens assez différents. Mais le signe le plus dur côté négatif, c’est la faiblesse de la condamnation, voire la non-condamnation des massacres dans le sud. Des villages entiers ont perdu leurs maisons, il y a eu des centaines, voire des milliers de morts.

Et puis les gens sont fatigués. Cela fait 14 ans, 15 ans que le pays a commencé à s’enfoncer et au moment où on est sortis de la guerre, on a attaqué une crise économique terrible, qui a été pour certaines personnes encore plus dure que la guerre. Et quand on a commencé à toucher le fond de la crise économique, on a eu le droit au tremblement de terre. Donc les gens ont du mal à y croire.

Quels sont aujourd’hui les espoirs de ces Syriens et Syriennes avec qui vous travaillez, la manière dont ils envisagent l’avenir ?

Oui, ça peut arriver (dans un sourire). Même si les gens n’ont pas envie d’y croire, leurs actions et leur manière de prendre soin les uns des autres révèlent un espoir plus fort que le raisonnable. C’est vrai que si on discute, les gens n’y croient plus. Mais il continuent, il y a encore de la vie. Dans les trois derniers mois, on a trois personnes du bureau national qui se sont fiancées ! Une quatrième a eu son premier enfant. D’une certaine manière c’est comme si la vie réelle était plus forte que le désespoir.

Que change cette expérience dans votre manière de voir la vie, votre foi aussi ?

Elle me fait croire en l’Homme d’une certaine manière. Elle me rappelle de manière un peu brutale et un peu dure que je ne crois pas en un Dieu qui résout tous les problèmes. D’une certaine manière, c’est une école pour apprendre à partager le désespoir avec les gens et en même temps à continuer à espérer. Tenir vraiment les deux : le fait de partager les inquiétudes des hommes et des femmes avec qui je vis, avec qui je travaille, qui participent aux activités chez nous, les fatigues et puis pouvoir au moment opportun, à l’instant où ça vient, repérer cette vie plus forte et parfois la dire.

JRS est un réseau international. En quoi cette dimension est-elle importante pour vous, pour votre action ? Avez-vous des liens avec JRS France ?

Il faut tenir : la plongée dans le désespoir, c’est rude. Alors le soutien des amis, et il y en pour moi au JRS France, c’est important. C’est un vrai soutien. Et puis le JRS International nous soutient matériellement.

Que souhaiteriez-vous dire aux acteurs de JRS France ?

Mon expérience personnelle, c’est l’expérience de l’émigration. Ce que je connais, c’est de bénir les gens qui ont quitté la Syrie depuis que je suis arrivé, depuis 6 ans, de célébrer les départs des gens qui partent. Et encore aujourd’hui : c’est vrai qu’il y a eu beaucoup de retours mais il y a encore ce désir de partir. La Syrie reste marquée par cette expérience de l’émigration, de comment on va partir, comment on va trouver une solution et par le fait que ceux qui sont partis ne peuvent pas raconter leurs malheurs à ceux qui sont restés, car c’est inaudible et cela les blesse. Et donc si le JRS France, avec ceux qui arrivent, peut être de ceux qui écoutent leurs malheurs et prennent soin d’eux parce qu’ils ne pourront pas être soutenus par ceux qui sont restés, ça serait déjà pas mal.

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