Parcourir les chemins de l’exil

Jean-Louis est bénévole à JRS France au sein du programme de JRS Accompagnement Juridique. Dans le cadre de ce bénévolat, il recueille des récits des personnes déplacées par force afin de les préparer aux entretiens de l’OFPRA et de la CNDA. Il revient sur son expérience. 
« Quelques premières réflexions, impressions, observations, très modestement, sur la manière dont je vis le travail de l’aide au récit des demandeurs d’asile que je fais depuis quelques mois à JRS France. Avec mon regard d’un journaliste à la retraite.

Des hommes, des femmes des quatre coins du monde frappent un jour rue d’Assas pour qu’on les aide à obtenir ce sésame rare qu’est l’asile. Pourquoi, comment-ont-ils su ? Par un ami, un avocat, par le bouche à oreille ? Ils ont téléphoné avant, pris rendez-vous. On leur dit de s’asseoir dans le vestibule, on leur offre un café. Il faut un peu de temps, mais l’accueil est chaleureux, pas bureaucratique. Certains d’entre eux vont jouer le jeu à fond, s’impliquer dans une collaboration fructueuse sur plusieurs semaines. D’autres, un jour, après une fois, deux fois, vont faire faux bond, pensant que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Les obstacles, tant psychologiques que concrets, leur auront paru insurmontables. On essaie bien de les relancer, en vain. Sans doute sont-ils allés voir ailleurs ? Sentiment de tristesse, d’inutilité. On avait étudié leur dossier, on s’était attaché à leur histoire. Peu importe, ce qui compte, c’est leur avenir.

Pour ceux qui ont accepté notre aide, comment savoir après s’ils ont eu leur statut de réfugié ? S’ils vont bien ?  Quand leur long chemin de descente débouchera-t-il sur le chemin de montée de l’intégration ?  C’est-à-dire : avoir un travail, envisager une vie de couple, sortir de la clandestinité, fonder une famille et un cercle d’amis, être à l’aise avec la culture française, recevoir des soins, se sentir bien dans son quartier, son immeuble.

La dignité, la noblesse, le courage de la douzaine d’entre eux que j’ai connus me frappent. Bien sûr nous ne sommes ni oromo ni hazara ni tamoul, nous ne maîtrisons pas les nuances de leur langue et de leur histoire. Mais nous sentons, parfois nous devinons beaucoup de choses. Je leur serre la main, très fort. Nous ne sommes maîtres ni des décisions de l’Ofpra ni de la CNDA. Et si parfois imprudemment ils ont choisi  de transformer leur histoire, de tricher pour gagner, ce contre quoi nous les mettons sans cesse en garde, cela ne dépend pas de nous en dernier ressort.

LONGUE PATIENCE 

Je pense à l’attente interminable de ces hommes et de ces femmes, à leurs voyages avec les passeurs de pays en pays, au passage de frontières terrestres et marines, à leur vie précaire dans leurs étapes européennes. Et maintenant ils rongent leur frein en France dans les petits logements où ils s’entassent, entre deux rendez-vous… L’attente est parfois si grise pour eux, nous ne la concevons pas, nous qui sommes habitués à consommer vite et avons tout à portée de main ou presque.  Ces années perdues, dans la pensée d’autrefois, sans perspective sûre pour avenir. L’angoisse d’être expulsés…

Un livre qui vient de paraître, Un Afghan à Paris, est un témoignage remarquable et poignant raconté au « je » : témoignage du vécu intérieur d’un homme exilé, Mahmud Nasimi, arrivant en France : une réflexion qui mêle avec tendresse, lucidité et poésie les souvenirs déchirants du pays perdu tant aimé et l’intégration difficile et lente dans le pays d’accueil.

RETICENCES

A la fin de nos quatre entretiens, A, demandeur d’asile afghan, accepte finalement d’envoyer l’enveloppe contenant son récit à l’OFPRA, accompagné de documents et photos apportant des éléments de preuves de ses affirmations, renforçant ainsi ses chances d’obtenir son statut. Son rendez-vous est dans huit jours. Il a un récit désormais bien clair et argumenté. Le texte est long de quinze pages alors qu’il n’en faisait que sept (dans son premier envoi à l’OFPRA dans lequel il formulait sa demande). Au cours des entretiens et avec l’aide de son traducteur, il aura développé les épisodes clés, répondant à nos demandes de précisions. Il nous a fallu revenir à la charge, éclaircir, déchiffrer, élaguer, développer.

A. était très réticent, anxieux, à l’idée d’envoyer ce récit développé. Plus en effet on va dans le détail, plus la vie d’un homme est complexe et parfois contradictoire, et cela encore plus quand il a traversé une situation de conflits. Parcourir les chemins qui ont conduit à l’exil n’est pas aisé. Comme dit le pape François, ce n’est jamais le cœur léger que l’on quitte son pays.
Je ne verrai plus A. avant son rendez-vous à l’OFPRA, et pas non plus sans doute après, sauf si je le croise quand il reviendra prendre des cours ou demander des aides à JRS France. J’éprouve de la sympathie pour lui. Dans son pays, il avait pris des risques pour les droits et l’éducation. Je compatis à sa longue quête d’une vie normale, de stabilité et de sécurité. Le sentant anxieux d’avoir envoyé ce courrier, alors qu’il s’y refusait d’abord, je lui dis: « I will pray for you ». Je sens que ça le touche qu’on aborde cette dimension de la prière, de Dieu, entre croyants de différentes confessions.

COHERENCE ET PRECISION

Quand j’ai proposé mon aide à JRS France, j’ai choisi ce que je croyais pouvoir faire de plus utile : accompagner les demandeurs d’asile dans le récit de leurs expériences. Les demandeurs d’asile doivent absolument, quand ils se présenteront devant l’OFPRA, présenter ce récit cohérent, précis, sans contradictions, répondre avec assurance. Ils y ont grand intérêt car les refus sont majoritaires. En cas de rejet, leur dernier recours sera la cour nationale du droit d’asile (CNDA). Il leur faudra alors être convaincants dans les réponses brèves qu’ils donneront aux questions posées dans un temps limité.

DECOUVRIR DES TERRAINS INCONNUS

Mon expérience de journaliste pendant 44 ans à l’Agence France-Presse m’avait donné une certaine connaissance des actualités internationales. Mais dans des pays en guerre (sauf l’Iran et, un peu, l’ex-Yougoslavie), je n’avais pas aucune connaissance du terrain : ce qui se passait dans le village, le district. Les journaux même les meilleurs (et l’AFP) ne disent jamais l’actualité précise dans le plus paumé des districts du Venezuela, de l’Afghanistan ou de la RDC. Comment aider ces personnes à exposer clairement les itinéraires franchis ? « Ici une rivière, une montagne « ; « pour rejoindre tel chef lieu de district, un autocar mais qui ne passait pas le vendredi » ; « ici, on ne pouvait passer qu’à pied « ; « ici il y avait un check-point des rebelles, là du gouvernement »…

Et souvent il y a des contradictions, des oublis : « je ne souviens plus du nom de ce village » ; « était-ce en avril ou en mai ?». Des non-dits aussi, des mensonges par omission peut-être, des points non éclaircis. Viennent ces moments où l’émotion perle aux paupières, à l’évocation du village et du pays perdus, de la famille lointaine, des maltraitances endurées. Et puis il y a aussi les erreurs, les fautes, les compromissions, les lâchetés, les abandons de personnes chères peut-être… Ce qu’on ne veut pas dire, trop humiliant, culpabilisant, traumatisant.

PRESENCE

Si je suis là pour  être efficace pour la réussite de leur demande, je pense aussi que nous jouons un rôle par notre seule présence, le temps accordé. Même s’ils échouent à avoir leur statut, quelque chose restera, la trace d’une amitié. J’entends faire apparaître un peu plus chaleureuse la France, qui traverse une curieuse phase identitaire, où l’étranger, musulman surtout, est stigmatisé et regardé avec méfiance. C’est l’ouverture ignatienne à JRS France, que j’avais d’abord connue à Rome, qui m’a poussé à pousser la porte de la rue d’Assas.

Ces hommes et ces femmes sont souvent interdits de travail, mal logés, dépendant des marchands de sommeil ou d’employeurs au noir peu scrupuleux, de réseaux. S’ils paraissent toujours très soignés, cette démarche de venir frapper à une nouvelle porte n’est pas évidente. Il y a eu avant tant de démarches inabouties. Et puis le découragement peut les user: ces années dans le provisoire, qu’ils les aient passées en France, en Suède, en Allemagne, en Autriche, en Turquie, dans le camp de Lesbos….Alors qu’ils sont à l’âge –25, 30, 35 ans- où « on fait sa vie ».  

Ils ont heureusement croisé parfois des communautés, des ONG, des familles d’accueil (comme dans le programme Welcome), des paroisses… Et surtout des personnes remarquables,  simplement dans la rue, par hasard, qui ont été pour eux des parents d’adoption. Elles leur ont permis de tenir bon. L’un d’eux de dit d’une vieille dame de 80 ans qui l’a beaucoup aidé en Suède : « Elle est ma seconde maman ». Il a les larmes aux yeux. 

DIFFERENCES DE CULTURE   

Je fais face à chaque entretien à d’autres cultures, d’autres langues, d’autres religions, très éloignées des nôtres. J’apprécie cet aspect particulièrement. La France, l’Europe, l’Occident ne sont plus les nombrils du monde, et les visions, les angles ne sont plus les mêmes, même si les droits de l’homme sont universels. Je le savais mais, là, je le vis comme quand j’étais en reportage à l’étranger pour l’AFP. Ce ne sont  plus l’exotisme, le romantisme, les connaissances livresques, les préjugés qui idéalisent ou caricaturent.

Notre aide consiste à les aider à préciser toujours plus leur récit : où, quand, comment, pourquoi, qui… Ils n’ont pas la façon française de raisonner, l’esprit cartésien, sans compter les concepts qu’ils ne maîtrisent pas avec exactitude. D’où l’importance de la mise en confiance, de l’écoute sans préjugés.

Doigté, recul sont nécessaires mais aussi une certaine injonction, une pression amicale pour les amener à être  « matter of facts ». Car les officiers de l’OFPRA ne voudront pas d’un récit vague, « convenu », comme ils disent, noyé dans la description d’une situation politique générale qu’ils connaissent déjà.  Or la tentation est grande quand le récit personnel est difficile.

Je m’imagine obligé de raconter les difficultés que j’aurais subies dans mon pays. Il y va du for interne, de l’intime, de l’inexprimé, du refoulé, de l’humiliation, du trauma, des affections, du malentendu, de la crainte de compromettre des êtres chers encore au pays. Cela implique pour eux d’exprimer comme en une thérapie  ces choses complexes qu’ils tentent de s’expliquer à eux-mêmes, parfois pour la centième fois, la nuit comme le jour : ces hasards de circonstances, ces engrenages qui n’ont rien d’évidents, et qu’ils angoissent à se remémorer dans le détail, dont ils rêvent.  La mémoire est-elle fidèle, d’autant plus sur des évènements traumatiques ; comment retrouver la bonne chronologie de faits survenus dix ans plus tôt ?  Imaginons que nous ayons à le faire ? On mélange.

TROIS DEGRES DE MENACES

Je distingue trois types de menaces. La première est évidente : des évènements qui touchent directement. Cela va d’un enlèvement, de mauvais traitements à des coups de téléphone anonymes. C’est difficile pour eux de les raconter avec clarté. Notre rôle est de les aider à ne pas se contredire.

Le deuxième type de menaces est le plus difficile à documenter : c’est souvent un sentiment diffus. Cela revient très souvent. Remarques en apparence anodines au travail, mises à l’écart, avertissements très indirects par des tiers, des inconnus, petit mot jeté par un inconnu en pleine rue, présence renforcée de la police, impression d’être suivi dans ses déplacements, surgissement de problèmes que rencontrent leur père, leur frère, leur sœur…

Entrent dans cette catégorie de menaces ces situations troubles caractéristiques des guerres civiles : ainsi cet Afghan qui parle de son village que les forces gouvernementales contrôlent le jour mais qui est sous le vrai contrôle des talibans venus de la montagne dès que la nuit tombe. Il y a dans ce village ceux que l’on sait talibans mais que personne n’ose désigner comme tels. La nuit certains portent de cagoules. Il y a ceux qu’on croit des amis et qui trahissent pour l’argent ou un autre motif.

Le troisième type de menaces, plus général, est lié à ces situations liées à des discriminations d’ordre communautaire, religieux, politiques, ou de genre (répression des homosexuels ou de femmes qui refusent l’excision par exemple). Ainsi être hazara en Afghanistan, c’est appartenir à une minorité discriminée, qui est en outre chiite alors que la majorité est sunnite.

LES FAISEURS DE  RECIT

Sur les situations par pays, l’OFPRA a à sa disposition tous les sites d’ONG, les think tanks des ministères et des services secrets comme la CIA qui documentent les discriminations.

Le demandeur d’asile perdrait ses chances s’il affirmait que tel groupe rebelle était dans telle province à telle date alors qu’il n’y était pas. Cette tentation de la fiction peut être forte, sur le mauvais conseil de faiseurs de récits de leurs communautés à Paris, qui peut-être se font payer pour les aider à rédiger. Ces récits tout faits, forgés, seront reconnus à l’OFPRA. Notre rôle est donc, avec tact et fermeté, de leur faire comprendre qu’ils n’ont rien à y gagner.

Si par ailleurs certains demandeurs d’asile –on l’a vu pour A-, sont réticents à envoyer à l’OFPRA leur récit complété, c’est qu’ils redoutent d’avoir des ennuis à livrer ce document écrit, qu’il soit retransmis à des agents de leur pays. Crainte, peu rationnelle mais compréhensible, qu’il parvienne à des gens qui leur veulent du mal.

BASCULEMENT

Dans les destins de ces hommes et de ces femmes, je vois deux scenarii différents. Pour certains, il y a dès l’enfance la conviction d’appartenir à une communauté en butte à l’hostilité (parfois une hostilité sourde, non dite), et donc surveillé, regardé avec méfiance. Né à la mauvaise place, au mauvais moment ! C’est pourquoi l’OFPRA veut des indications précises sur le lieu de naissance, la famille, la communauté.

Mais parfois tout ce qui constitue la vie quotidienne d’un jeune -la famille, le métier, le voisinage, l’école—est tout à fait normal, ordinaire. Tout va bien, comme on dit. Et cela jusqu’à l’âge des engagements personnels, quand il ou elle s’expose au nom de ses convictions, ou, assez souvent, de sa vie sentimentale et conjugale.

 Vient le moment du basculement. Difficile souvent de définir quand. Il ou elle se rend compte d’être surveillé, marginalisé, parce qu’il ou elle s’est exprimé, qu’il ou elle a fait quelque chose qui déplait au régime, au maire de la ville, à l’imam. Qu’il ou elle a eu un contact avec l’opposition et que cela s’est su. Qu’il ou elle a été trahi. Une simple remarque d’un supérieur lui met la puce à l’oreille. Tout à coup la vie n’est plus sûre.  Tout change alors et, pour la première fois peut-être, on pense à quitter son pays aimé.

BARRIERE DE LA LANGUE

La barrière de la langue est un obstacle à notre travail d’aide au récit. Mais c’est avant tout un grand souci  pour les demandeurs d’asile qui se plaignent de n’avoir toujours des traducteurs à la hauteur à l’OFPRA et à la CNDA. Souvent, quand ils ont essuyé le refus de l’OFPRA, ils disent qu’ils ont été mal compris, que leur propos a été simplifié, abrégé, mal traduit. Les traducteurs ne courent pas les rues, ça coûte cher aussi. Beaucoup de demandeurs d’asile viennent à JRS France avec un copain de même nationalité qui les aide à traduire de leur langue vers le français, l’anglais ou l’espagnol. Mais parfois le copain n’est pas forcément  bon traducteur. Comme les références culturelles et les manières différentes d’aborder les problèmes, la langue est un autre essentiel. Les mots ont leur essence, leurs connotations, leurs saveurs propres.

LA PUDEUR ET L’EMOTION 

Il peut y avoir dans nos entretiens, chez ces hommes et ces femmes pleins de fierté et de pudeur, des moments où la phrase s’entrecoupe de silence…

Quand il s’agit du fiancé, de la fiancée, de la famille, de la mère malade, du père emprisonné, de l’oncle qui a été tué, du meilleur ami d’enfance emprisonné…

Quand il s’agit du village, ce qu’on appelle dans la culture allemande le « Heimat », ce pays, cette culture d’où l’on vient.

Emotion aussi pour les femmes (mais aussi pour les hommes à un moindre degré) avec tout ce qui touche au corps, à la sexualité, à la maltraitance, à l’humiliation et au non-respect de l’intimité.

Et puis il y a l’appartenance religieuse, cette réalité très forte de l’Afrique à l’Asie et à l’Amérique latine. Autre terrain de l’émotion, de la colère refoulée. Ils souffrent d’une certaine indifférence en Occident à ces dimensions, et nous devons, en tant qu’ONG chrétienne, être attentifs. Attentifs aussi à ceux qui ont abjuré une religion, sont considérés mécréants et recherchés parce qu’ils se sont émancipés, ont exercé leur droit de ne pas  croire, ont fui -parfois au risque de leur vie- une confrérie, une secte, une appartenance religieuse fanatisée. Ou qui sont membres d’une minorité religieuse opprimée par une majorité. Cette blessure très secrète, on peut la percevoir avec des musulmans comme avec des chrétiens.  » 

Jean-Louis de la Vaissière

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