ENCYCLIQUE « FRATELLI TUTTI » : LA FRATERNITE, CA S’APPREND

« Frère et sœur sont des mots que le christianisme aime beaucoup, déclarait le pape François lors de son audience du 18 février 2015. Et grâce à l’expérience familiale, ce sont des mots que toutes les cultures et les époques comprennent. »

La fraternité est inscrite au cœur de notre commune humanité. Est-elle pour autant si évidente ? Dès les premières pages de la Bible, la réalité nous frappe en plein visage : être frère, c’est éprouver la violence de Caïn, l’avidité de Jacob, la jalousie des frères de Joseph… La fraternité est source de rivalité, de jalousie : « C’est d’abord un problème », confie Mgr Jean-Paul Vesco, évêque d’Oran. « On choisit ses amis, mais on ne choisit pas ses frères, constate Jean-Marie Petitclerc, prêtre salésien et éducateur. Dans une famille, il faut se partager un même territoire, c’est-à-dire apprendre à gérer les conflits. » Et ce n’est pas toujours facile…

Ces frères et sœurs de sang si semblable aimeraient tant exister chacun pour ce qu’il est, avoir sa place dans ce groupe premier. « Cette première fraternité est donnée, il faut la recevoir, l’investir, rappelle Jean-Paul Vesco. Une fraternité naturelle qui n’est pas nourrie d’une certaine forme d’amitié n’engage à rien. »

Un sentiment d’appartenance qui réunit des « semblables »

Cette fraternité reçue vient aussi déterminer un clan. Qui n’entend pas ce possessif – « mon frère », « ma sœur » – délimitant un espace commun, qui forge aussi une identité partagée ? C’est vrai de la famille, et bientôt d’une « fraternité élective », qui crée une frontière, définit une appartenance. Ce que chante Jean-Jacques Goldman : « Tu es de ma famille, celle que j’ai choisie, celle que je ressens, bien plus que celle du sang ». C’est une ouverture à l’autre, mue par un sentiment d’appartenance qui réunit des « semblables ». Et nous avons tous besoin d’être d’une fratrie, d’une famille, d’une histoire, d’un pays… « D’appartenance en appartenance, nous connaissons l’autre dans des fraternités plurielles », remarque Jean-Paul Vesco.

Cet autre est-il encore le même que nous, ou bien différent ? Voilà l’enjeu d’une
fraternité originelle enfin dépassée : « Ce qui fait la vie, c’est la différence, mais elle fait peur, rappelle Jean-Marie Petitclerc. Il faut apprendre à se connaître. » Inscrite au fronton des mairies avec la liberté et l’égalité, la fraternité c’est autre chose : « On ne peut imposer la fraternité par la loi, elle doit venir de nous, écrivait Edgar Morin l’an dernier. C’est paradoxalement au moment du plus grand besoin de fraternité humaine que partout se referment les cultures particulières. » (1)

L’accueil de l’étranger

Le Réseau jésuite pour les réfugiés (JRS Welcome) est un laboratoire de cette fraternité décidée. Pendant quatre à six semaines, une famille s’engage à accueillir chez elle un demandeur d’asile ou un réfugié. « Je me méfie des théories trop prometteuses : vivre la fraternité, c’est très simple et très concret, c’est accueillir l’autre dans le respect de sa personne, de ses différences », souligne Véronique Albanel. Une hospitalité vécue sur un pied d’égalité. Une fraternité qui engage de part et d’autre.

L’accueil de l’étranger s’organise, mobilise la famille qui lui fait une place : « La
fraternité suppose de quitter les postures extrêmes. Elle commence modestement par de petits gestes, des tâtonnements, des erreurs d’appréciation et c’est en cela qu’elle s’apprend
, ajoute encore la présidente de JRS-France. Une fraternité réussie en entraîne d’autres. »

La foi nous pousse à passer de la « fraternité du même » à la « fraternité de l’autre », de la fraternité reçue à la celle qui nous ouvre au plus grand nombre. En maniant avec prudence la notion universelle : cette fraternité augmentée est au cœur de la foi au Christ, mais ne doit pas être un idéal désincarné, imaginaire, inaccessible. Tout se joue dans une rencontre vraie. Par exemple entre François d’Assise et le sultan à Damiette, en 1219. Ou, en février 2019, entre le pape François et le grand imam d’Al-Azhar, Ahmad Al-Tayyeb, qui ont signé à Abu Dhabi ce document sur « la fraternité humaine » : « Ils ont franchi les frontières d’une fraternité réduite pour avancer vers la fraternité universelle », se réjouit Jean-Paul Vesco.

Mais « Il n’y a qu’un seul frère universel, c’est Jésus », prévient le frère Xavier Gufflet, membre des Petits frères de l’Évangile – une fraternité de la spiritualité de Charles de Foucauld. Et si Paul VI parle de Charles de Foucauld dans son encyclique Populorum progressio, c’est pour le désigner comme « frère de tous » et non frère universel, selon une mauvaise traduction.

Ainsi, le chrétien est-il invité à suivre Jésus « premier-né d’une multitude de frères » (Rm 8, 29). Jusqu’à élargir cette fraternité aux frères ennemis, comme le confie
Christian de Chergé : « Le Verbe s’est fait FRÈRE, frère d’Abel et aussi de Caïn, frère
d’Isaac et d’Ismaël à la fois, frère de Joseph et des onze autres qui le vendirent, frère de la plaine et frère de la montagne, frère de Pierre, de Judas et de l’un et l’autre en moi
». (2)

Modèle de fraternité, Charles de Foucauld est allé vers l’autre, à petits pas, toujours plus différent. Jusqu’à vivre au milieu des Touaregs : « Je veux travailler à l’établissement de la Fraternité sur la terre », déclarait-il en 1904, en fondant une « zaouïa » à Beni Abbès, c’est-à-dire une fraternité de prière et d’hospitalité. À 78 ans, après avoir vécu longtemps en Afrique, Xavier Gufflet insiste : « La base de la fraternité, c’est le contact. La fraternité, c’est une expérience, vécue dans le voisinage, le quotidien ou même l’événement. »

« Voyez, dit-on, comme ils s’aiment les uns les autres », note Tertullien, en évoquant les communautés chrétiennes du II siècle. Plus que de communauté, il faudrait d’ailleurs parler de « fraternité », selon le mot grec originel, « adelphotès », ce qu’a fait ressortir le père Michel Dujarier, pour qui « Le mot fraternité est le nom propre de l’Église ».(3)

« Être frère et soeur, c’est se recevoir d’un même Père, précise soeur Anne Lécu,
dominicaine et médecin en milieu carcéral. On n’est pas frère tout seul. » La fraternité engage dans une relation. Et oblige à la reconnaissance de cette humanité commune, avec le migrant, l’étranger, le voisin, le prisonnier : « Nous sommes de la même peau qu’eux ! », s’exclame Anne Lécu… Et Jean-Marie Petitclerc complète : « La seule manière de confesser Dieu qu’on ne voit pas, c’est de reconnaître le frère qui est là, à nos côtés. »

La Croix – 4 octobre 2020
la-croix.com/Encyclique-Fratelli-Tutti-fraternite-sapprend-2020-10-04-1201117471


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