L’interview

En avril 2011, le projet Welcome de JRS France est maintenant bien en route. Des initiatives fleurissent à Nantes, Lille, Rennes, Lyon, Marseille, Clermont-Ferrand… pour créer un réseau d’accueil de ce type. Quelle est alors l’expérience du réseau ? Isabella Moulet, coordinatrice du réseau, nous introduit dans l’esprit du réseau Welcome.

 

 

Qui sont les demandeurs d’asile accueillis dans le réseau Welcome ? Quelle expérience font-ils dans le réseau ?

Je vous parlerai de deux personnes. O. est un afghan chiite qui vit sur le canal St Matin. Il est timide, renfermé, méfiant. Il suit cependant de manière assidue les cours de l’Association Français Langue Etrangère (Paris 10è), sans grands progrès mais avec ténacité. Il entre dans le réseau, dans une communauté religieuse. Ici, une excellente relation avec les étudiants se construit, qui lui donne l’occasion de s’ouvrir : il s’adapte aux horaires, il partage la vie des étudiants, il demande des conseils. Après ce premier séjour, il est prêt à entrer dans une famille. Celle-ci a des enfants, jeunes. A leur contact, O. se détend beaucoup, adopte les rythmes de vie, il devient comme un «cousin». Son français fait des progrès impressionnants, au point qu’il commence à aider les autres élèves de son école. Après un temps, je commence à le sentir fatigué de passer de famille en famille et de recommencer à chaque fois une nouvelle adaptation. France Terre D’Asile (FTDA) fait de son mieux pour lui obtenir une chambre, et il quitte ainsi le réseau. Tout au long de ses séjours, O. est passé d’une grande méfiance – pas de contact par les yeux – à une grande aisance, une envie d’aller vers les autres.

 

G. est une jeune femme qui a subi des sévices. Lorsque le réseau est sollicité pour elle, nous sommes au complet. Elle est donc gardée dans un accueil de nuit pour femmes. Au bout de quatre semaines, nous pouvons l’accueillir avec une situation plutôt indépendante : un studio adjacent à l’appartement des accueillants. Ce qui, à ce stade, lui convient bien, car G. est suivie par une assistante sociale dévouée. A ce jour, elle reste cependant très démunie : pas encore d’accès à la CMU (couverture maladie universelle), donc pas de carte de transport, pas d’allocation de 300 € par mois, censée compenser une interdiction de travail. C’est la relation avec sa tutrice qui la soutient et c’est par celle-ci qu’elle sent partie du réseau.

 

Comment se passe la première rencontre avec les personnes adressées au réseau ? Vous êtes quelquefois «perplexe» ?

La rencontre initiale est importante, car elle permet une première perception de la personne. Cela va jouer sur le choix de la famille ou de la communauté d’accueil. Bien des choses se sentent dans le regard : une gêne, une crainte, une peur. Si une personne a vécu des choses graves qui l’ont poussée à fuir, elle n’en a peut-être pas encore pleine conscience et ne sait pas encore si elle va pouvoir gérer cela dans son histoire et dans sa vie, car quelque chose de «sale», ou de «sali» est encore là. Il y a bien des choses horribles, sur un continent ou sur un autre, qui pèsent sur les réfugiés.

Si nous sentons la personne égarée ou trop instable, nous essayons de l’orienter vers des centres de soin et de soutien spécialisés en psychologie transculturelle. Et ma question, avant de les introduire dans le réseau, sera : un séjour dans une famille sera-t-il possible ? Concrètement, sur la soixantaine de personnes accueillies dans le réseau, j’ai dû deux fois refuser l’accueil.

 

C’est une caractéristique de l’accueil dans le réseau Welcome qu’il ne soit pas de longue durée : pourquoi ?

Nous devons tenir compte, pour le respecter, de ce que vivent les familles et les communautés. La détresse des accueillis a un impact sur elles, leurs habitudes de vie sont sans aucun doute de bonne qualité, mais demandent parfois une adaptation. La durée idéale d’un accueil est de cinq semaines : trop peu pour s’attacher en profondeur ou pour se fatiguer les uns des autres !

Il arrive en outre que le demandeur d’asile, surtout les plus jeunes, soit perçu comme un «neveu» à qui, consciemment ou pas, il faut «apprendre» des choses. Et cela peut peser sur la personne accueillie qui, tout en étant touchée par ces attentions, finit par ne pas se sentir acceptée pour ce qu’elle est, ne comprend plus ce qu’on attend d’elle, a peur de décevoir. Là aussi, un temps bref permet de déjouer quelque peu cette tendance. A ce sujet, nous entendons parler de «juste distance» avec la personne accueillie. Certes… Mais il ne faut pas oublier que le demandeur d’asile a déjà tellement dû s’éloigner de plein de choses, des siens, de son pays, des activités qui le définissaient, qu’il est plutôt en demande de proximité. Et c’est cette proximité qui doit être juste. Pour cela, il convient d’avancer avec lui à sa vitesse à lui, de chercher avec lui son propre chemin, et le tempo pour le parcourir.

Pour des raisons concrètes : vacances de la famille, dispersion de la communauté ou présence d’invités… nous pouvons concevoir des séjours plus courts.

Indépendamment de la durée, nous sommes heureux de constater combien ces séjours permettent aux personnes accueillies de se stabiliser de manière positive, de retrouver un bien-être, et de l’exprimer. Dans l’ensemble, cependant, il ne faut pas trop les multiplier, d’où l’importance de continuer à chercher, et de trouver, une solution plus durable.

On nous demande parfois si le réseau Welcome ne se substitue pas à la responsabilité de l’Etat, tenu à procurer un hébergement aux demandeurs d’asile. Peut-être, mais notre but n’est pas seulement de réagir à un besoin : nous offrons surtout la chance de construire des relations, socle de la confiance, socle d’une intégration.

 

Ce sont des associations, surtout, qui sollicitent le réseau Welcome pour telle personne : comment cela se passe avec ces partenaires proches ?

Les associations qui nous adressent des demandeurs d’asile ont bien compris notre esprit, notre démarche, et souvent souhaitent en savoir plus, la trouvant intéressante et originale. Les partenaires comprennent aussi quelles personnes il convient de nous proposer, ceux et celles qui pourront tirer bénéfice du réseau en ayant besoin de se reconstruire quelque peu au contact avec les autres.

Les partenaires sont souvent en mesure d’attendre et de trouver des solutions intermédiaires lorsque nous ne pouvons pas répondre immédiatement. Ils ont aussi assimilé que notre proposition est une transition, et ils veillent à continuer à chercher une solution durable pour l’hébergement. C’est le cas du CEDRE (Secours Catholique), d’Emmaüs, de la Croix Rouge…

Il y a bien sûr des situations d’urgence et, en ce cas, la concertation marche bien, pour faire un effort ensemble. Le réseau a été d’ailleurs capable de réagir à des urgences, ce qui est très positif.

 

Dans votre responsabilité du réseau Welcome, vous avez beaucoup de déplacements, de visites ? Que percevez-vous des «raisons» de commencer un accueil, ou aussi des inquiétudes, des efforts que cela demandera ?

Certes, je me déplace beaucoup pour visiter les familles et les communautés ainsi que les partenaires. Il est très intéressant de rencontrer des gens de sensibilités différentes, de voir pourquoi ils entrent dans cette démarche et quelle est leur position par rapport aux migrants et aux demandeurs d’asile. Dans les visites chez les nouveaux accueillants, j’essaye de sentir «l’âme» du lieu, de repérer comment l’accueil sera concrètement mis en œuvre, de sentir comment il est imaginé, espéré, craint. Et tout cela m’aide à conseiller les accueillants.

La première anxiété : que la personne accueillie ne parte pas le jour prévu ! Et puis, tout de suite : oui, il part, mais où va-t-il après ? Viennent ensuite des appréhensions sur la manière de faire : quelle relation va s’engager avec nos enfants, s’il y en a ? Si la personne est musulmane, que mange-t-elle ? Est-elle suffisamment autonome ? Notre vie est si compliquée, nous avons si peu de temps… Cette dernière interrogation est très suggestive car, finalement, beaucoup en arrivent à s’apercevoir que, même dans la plus remplie des vies il peut rester de la place.

Il y a aussi des efforts à faire… La présence d’une personne étrangère dans une famille ou dans une communauté trouble l’intimité : les gestes d’affection, les discussions voire les disputes, ne se vivent pas de la même manière sous les yeux d’un étranger. Mais je crois que ce que l’on découvre, de soi et de l’autre, au fil des accueils, vaut de loin les efforts déployés.

Fondamentale aussi la question de la confiance : laissera-t-on les clefs à la personne accueillie ? Pourra-t-elle rester seule à la maison quand l’on s’absente ? Chaque accueillant a droit à ses réponses.

 

Parlons un moment des «tuteurs», qui accompagnent les personnes accueillies. Comment voyez-vous leur rôle, qu’attendez-vous d’eux, que leur conseillez-vous ?

Les personnes qui acceptent un «tutorat» dans le réseau Welcome sont très différentes les unes des autres et elles ont chacune leur propre manière de construire l’accompagnement.

Le réseau demande que les tuteurs aient un sentiment fort de responsabilité et de service. Ils doivent être conscients de leur rôle auprès des familles, offrir une aide, un partenariat. Les accueillants ne peuvent et ne doivent en aucun cas porter seuls le poids de la vie des accueillis, leurs chagrins, leurs angoisses.

Au fond, qu’est-ce qu’ «accompagner» ? C’est se tenir à côté de quelqu’un qui ne peut ou ne veut pas avancer seul sur un chemin. Ma présence lui fait plaisir, le rassure. Cela passe donc par une présence, une disponibilité, un geste, un mot, un regard.

 

L’idée du réseau Welcome résonne en diverses villes de France. Comment cela se passe ? Quels conseils donnez-vous ?

Nous constatons que le réseau Welcome s’élargit à partir du partage de l’expérience qui s’y déploie. Nous disons : par capillarité. Un article dans la revue du Secours Catholique et dans la revue Vie Chrétienne nous ont aussi apporté des adhésions, ainsi que la vidéo réalisée par Grégoire Mercadié pour le Jour du Seigneur, dans l’émission «Ainsi sont-ils» .

De conseils, j’en donne deux à ceux qui souhaitent monter un réseau d’accueil du type Welcome, qu’ils devront bien évidemment adapter à leur réalité locale.

Le premier : former une petite équipe motivée, qui prend le temps de s’interroger sur la faisabilité de l’aventure.

Le second : commencer modestement et de manière pragmatique : deux ou trois familles ou communautés – prêtes à tout ! – avec qui on peut réaliser un ou deux premiers accueils, qui s’avèreront heureux. Ce qui en entraînera d’autres, sans aucun doute. Et à JRS France, nous sommes à leur disposition pour partager le petit savoir-faire qui est la nôtre, nos questions et nos convictions.

Pourquoi l’idée résonne ? Parce que c’est l’Esprit-Saint qui travaille dans tout cela ! Les gens sont touchés par la situation des demandeurs d’asile, souvent indignés. Et puis, pour les chrétiens, il y va là d’une mise en pratique concrète de la dynamique de l’Evangile.

 

En quoi diriez-vous que l’aventure de Welcome est un projet de JRS ?

C’est un projet qui vise la défense des personnes déplacées, de leur dignité, de leur droit à la vie. Un enfant qui vient au monde, est d’abord visible, puis, on lui attribue un nom. Or, ces personnes restent invisibles et, dans la meilleure des hypothèses, deviennent un numéro de dossier. Etre dans une famille, au contact avec d’autres, leur rend cette visibilité, ce nom. Et puis, bien sûr, nous les accompagnons en essayant d’être à leur service, sans exercer d’emprise, en nous armant de la patience qui est la leur. Nous les appelons à exister là où l’Etat les anéantit en faisant peser sur eux une suspicion jusqu’à la fin de la procédure et en leur refusant pendant tout ce temps, des années parfois, des réels moyens d’intégration.

 

Une dernière question : qu’est-ce qui a du poids pour vous dans votre engagement à JRS ?

Chaque fois qu’une famille me dit : nous voulons ouvrir notre porte, car nous avons ouvert nos yeux et ce que nous voyons ne nous plaît pas, car nous nous sentons prêts, car cela nous semble juste, je me sens remplie de joie et d’admiration. Car ces actes de courage, ces plongeons dans l’inconnu, sont à mon avis parmi les témoignages les plus forts que des chrétiens puissent offrir. Nous sommes appelés à avancer en eaux profondes, à être lumière dans la pénombre, à oser changer de regard, d’habitudes.

Et pour les jeunes que nous hébergeons c’est le même processus qui s’enclenche : oser s’exposer au regard d’autrui, partager son intimité, tout en essayant de puiser dans un présent rassurant des forces pour avancer.

C’est une démarche humaine et spirituelle très intense. Toutes les Béatitudes sont là.

 

 

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