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Dans la mer il y a des crocodiles

 

Fabio Geda, Dans la mer il y a des Crocodiles. L’histoire vraie d’Enaiatollah Akbari

(Coll. Essais ; Liana Levi, 2011)

« J’avais été impressionné et fasciné par sa façon de raconter son aventure hors du commun ».

A l’origine de ce livre de l’écrivain italien Fabio Geda se trouve une émotion, un émerveillement. Il a entendu un garçon afghan, Enaiatollah, raconter son histoire au Centre interculturel de Turin. Pour qu’il ne tombe pas entre les mains Pachtounes qui le réclamaient comme esclave, Enaiatollah, à dix ou onze ans, est abandonné par sa mère au Pakistan. C’est là qu’il commence un périple de plusieurs années, qui va le mener à travers l’Iran, la Turquie, la Grèce, jusqu’en Italie où il demande l’asile. Poussé par l’espoir, l’enfant sera tour à tour serveur et marchand illégal, manœuvre et tailleur de pierre. Il travaillera sur le chantier des Jeux Olympiques à Athènes. Il franchira des montagnes et des mers, ces dernières avec juste un petit bateau gonflable et trois enfants encore plus petits que lui. C’est de là que vient le titre insolite de ce roman. Un enfant finit par glisser sans bruit dans l’eau. On ne le retrouve plus. « dans la mer il y a des crocodiles », finit par déclarer Enaiatolah, lui qui n’y croyait pas.

La force de ce récit est tout d’abord dans la voix : « J’ai écrit l’histoire à la première personne pour recréer le rythme et la tonalité de sa parole orale », dit l’auteur, pour nous rendre en quelque sorte à l’émotion première. Malgré les passeurs et les trafiquants,malgré la violence vide de sens, s’élève une parole qui libère les potentialités du réel. Et notre première impression est celle d’une immense gratitude pour ces gens qui savent animer la nuit grâce à une histoire. « Il faut toujours avoir un rêve au-dessus de la tête, quel qu’il soit ; alors, la vie vaudra la peine d’être vécue » dit sa mère à Enaiatollah, en guise d’ultime recommandation, la nuit où elle doit le laisser. Et Enaiatollah le garde ce rêve. Il prend la forme de cette parole qui ne cesse de ravauder le tissus du monde en partageant « ce que nos yeux ont vu, ce que nos mains ont touché », échos d’autres paroles.

La force de cette histoire tient également au point de vue : celui d’un enfant, d’un exclu. Le regard de l’exilé garde une constante distance, un sourire même un peu ironique, qui garantit l’authenticité de véritables rencontres, quand elles adviennent. Du côté de l’enfant, cette distance devient exemplaire détachement. Aussi difficile que le périple sans argent et sans papiers, est le cheminement intérieur qui va vers le plus grand dépouillement. Anaiatollah laisse son pays, sa langue, son école, sa mère, ses amis et jusqu’à sa montre, ultime objet dérisoire auquel il tenait, parce qu’il l’avait longtemps rêvé. Et ce, sans aucune crispation ou ressentiment. Au contraire, c’est au cœur de ce vide que le rêve prend le plus de force, s’épure, revient à l’essentiel, touche au sens. Le rêve de trouver son lieu, l’endroit habitable où l’on peut s’appuyer les uns sur les autres pour s’ancrer dans le réel.

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