Il parcourut longuement les routes de la transhumance, d’Ur en Chaldée jusqu’à Haran, puis de Haran jusqu’au pays de Canaan, puis en Egypte. Il parcourut les routes lentement, non à bord de camions lourdement chargés, mais au pas de ses troupeaux. Abraham est un migrant. Les historiens se sont appliqués à nous expliquer les grandes migrations du 14è siècle avant notre ère depuis le Croissant Fertile jusqu’en Egypte. La Bible, elle, nous raconte la vie d’Abraham, dans sa singularité, deux fois : au livre de la Genèse, et dans la Lettre aux Hébreux. Abraham migrant, Abraham croyant.
Abraham migrant (Genèse).
Abraham n’est pas parti seul, ni les mains vides, sans doute pas dans l’urgence. Il emmène sa femme, les gens de sa maison, il emporte ses biens. Il n’empêche qu’il s’arrache à son pays, à sa terre, il se défait des liens que sont les coutumes, les manières de faire et de vivre, par où nous habitons et nous demeurons quelque part. C’est un mouvement qui commande son existence, non plus la stabilité d’un enracinement. La parole qui le met en mouvement (« Pars », traduisent les Bibles) s’entend littéralement comme « va vers toi-même ». Partir, c’est certes s’arracher et se mettre en mouvement, c’est aussi se mettre en quête, sans doute de sa propre vie.
Abraham partit pour le pays qui lui sera indiqué. Il est en quête d’un pays, et la promesse qu’il entend lui en parle : « le pays que je te donnerai ». En fait, c’est juste un petit lopin de terre qui suffira à Abraham, un champ où il pourra enterrer ses morts. La quête d’un pays, certes, mais l’histoire d’Abraham nous raconte surtout l’attente d’un fils, selon la promesse qu’il entend d’une « descendance aussi nombreuse que les étoiles dans le ciel ». Et c’est au travers des rencontres tout au long de son voyage, au travers de l’ajustement de la parole (« elle est ma femme »), par l’hospitalité qu’il accorde avec empressement, au travers des rires qui signalent la vérité qui apparaît, que l’attente d’un fils et d’une descendance mûrit comme le mouvement profond de toute la migration d’Abraham. Sauver la vie, contre toutes les formes de mort, celles du mensonge ou celles de la stérilité, sauver la vie pour etre en mesure de la transmettre.
Que deviennent-ils, les migrants d’aujourd’hui, les hommes et les femmes, au cours des longues semaines, mois ou même années, où ils sont « partis » ? Qu’est-ce qui les porte, les fait tenir, comment font-ils face, avec quelles ressources en eux ou reçues d’autres ? L’histoire d’Abraham invite à contempler un mystère, celui que vivent ceux et celles qui partent sur la simple parole à laquelle ils accordent toute leur foi : « va vers toi-même ! ».
Abraham croyant (Hébreux).
Par la foi… C’est le point de vue de la Lettre aux Hébreux quand elle reprend l’histoire d’Abraham (Héb 11, 8-18). Abraham partit sans savoir où il allait, il vint résider en étranger dans le pays de la promesse, habitant sous la tente. Même lorsqu’il atteint le pays de la promesse, Abraham ne s’y tient que de manière provisoire. Et la lettre de commenter (Héb 11,10 et 13-16) : Abraham attendait la ville munie de fondations, qui a pour architecte et constructeur Dieu lui-même. Ceux qui partent, étrangers et voyageurs, guidés par une parole à laquelle ils accordent leur foi, ne voient que de loin la « patrie » à laquelle ils aspirent ; et cela, même lorsqu’il leur semble avoir atteint le lieu qu’ils voulaient rejoindre. S’étant arrachés à leur propre patrie, comment pourraient-ils trouver ailleurs une vraie patrie, sinon en espérance ? Ils se tiennent dans l’espérance, c’est-à-dire dans la persévérance tenace à obtenir ce qui leur permet d’être vivants, le regard fixé sur ce qu’ils ne voient pas encore. Et la lettre aux Hébreux affirme : « Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu ».
Abraham migrant, Abraham croyant. Racontée par la Bible, et mise par elle dans une position privilégiée, la figure d’Abraham nous ouvre à une partie du mystère que vivent les réfugiés et les migrants. Mystère de la foi qui les fait tenir et de l’espérance qui les tient vivants. Mais le chapitre 11 de la Lettre aux Hébreux s’achève par une curieuse remarque : « ils ne devaient pas arriver sans nous à l’accomplissement ». Pas sans nous… Certes, nous chrétiens pouvons apprendre à pratiquer du mieux que nous pouvons dans les conditions politiques qui sont les nôtres l’hospitalité à l’égard des réfugiés, et c’est déjà beaucoup. Mais « pas sans nous » appelle davantage : comment prenons-nous part à l’accomplissement du mystère qu’est la vie du réfugié, et bien évidemment, réciproquement, comment prennent-ils part à l’accomplissement de notre propre vie ?
Cet article a paru dans Migrations et Pastorale n° 339, de mars-avril 2009, et il est reproduit ici grâce à l’aimable autorisation de la revue.
Pour aller plus loin : voir les belles pages de Enzo Bianchi sur Gn 18,
dans le petit livre J’étais étranger et vous m’avez accueilli (Coll. Le livre et le rouleau 31 ; Lessius 2008) pp. 51-70.